LA MÉTAMORPHOSE D’EDWARD ROBINSON

 

D’un seul mouvement de ses bras puissants, Bill la souleva de terre et la serra sur sa poitrine. Elle gémit doucement et lui donna ses lèvres dans un baiser incandescent.

Edward Robinson poussa un soupir, reposa Quand l’amour est roi, et regarda le métro qui passait devant sa fenêtre. Bill, c’était un homme ! Edward Robinson lui enviait ses muscles, son charme brutal et ses passions terrifiantes. Il reprit le livre, lut la description de la fière Marchesa Bianca (celle qui embrassait si bien). Sa beauté était si dévastatrice, sa séduction si brûlante, qu’éperdus d’amour, les hommes les plus forts tombaient à ses pieds, désarmés.

— Évidemment, se dit Edward, tout ça, c’est des blagues. Mais quand même, je me demande…

Son regard pétillait d’envie. Existait-il, quelque part, un monde d’aventures romanesques peuplé de femmes à la beauté ravageuse ? L’amour qui vous dévore comme une flamme s’y rencontrait-il ?

« Ça c’est la vie, la vraie… »

À bien y réfléchir, Edward ne devait pas se plaindre de son sort. Il avait une belle situation de commis dans une grosse entreprise. Il était en excellente santé, ne dépendait de personne et était fiancé à Maud.

Mais la seule évocation de Maud assombrissait son visage. Il n’aurait jamais voulu l’admettre, mais il en avait peur. Il l’aimait, oh ! oui ! Il se rappelait encore le frémissement qui l’avait parcouru à la seule vue de sa nuque blanche, la première fois qu’il l’avait rencontrée. Il se trouvait au cinéma, derrière elle, avec un ami qui la connaissait et l’avait présentée. Sans discussion possible Maud était vraiment bien : jolie, intelligente, sachant se tenir. Elle semblait avoir toujours raison. On s’accordait à dire qu’elle ferait une excellente épouse.

Edward se demandait si la Marchesa Bianca eût fait une bonne épouse. Il en doutait un peu. Il se représentait difficilement la voluptueuse Bianca, avec ses lèvres rouges et ses formes onduleuses, occupée à ravauder les chaussettes du splendide Bill.

Bianca, c’était du roman.

Maud et lui seraient très heureux ensemble. Elle avait tellement de bon sens…

Mais, cependant, il lui eût souhaité un… un peu plus de souplesse, un peu moins de propension à lui faire des observations.

Maud agissait par raison. Edward n’était pas déraisonnable par principe mais, parfois… Par exemple, il aurait voulu se marier à Noël. Maud avait démontré qu’il serait plus sage d’attendre un peu… un an ou deux peut-être. Il ne gagnait pas beaucoup d’argent. Il lui avait acheté une bague coûteuse. Horrifiée, Maud l’avait contraint d’aller l’échanger contre une autre moins chère.

Edward se prenait à désirer lui connaître plus de défauts. Ses qualités l’entraînaient à des actes désespérés…

— Par exemple…

Un flot de sang lui empourpra le visage. Il fallait qu’il lui dise… le plus tôt possible. Il avait un secret ! Demain commençaient les vacances de Noël. Maud lui avait proposé de venir chez ses parents. Il avait décliné l’offre de façon si maladroite qu’elle ne pouvait manquer de s’étonner. Il lui avait conté une longue histoire, inventée de toutes pièces, avait parlé d’un camarade habitant la campagne avec lequel il avait promis de passer une journée.

Trois mois auparavant, à l’instar de quelques centaines de mille d’autres jeunes gens, Edward Robinson avait participé à un concours offert par un journal hebdomadaire. Il s’était agi de classer douze prénoms féminins par ordre de préférence. Edward avait eu une idée lumineuse. Sachant d’expérience que son propre goût ne servirait à rien, il avait dressé une liste selon son cœur, puis il avait interverti l’ordre de classement, mettant en tête le prénom qu’il avait inscrit en queue et ainsi de suite.

Et il avait gagné et touché le premier prix, cinq cents livres. Ce résultat qui n’était, en fait, qu’un coup de chance, Edward se persuadait le devoir à son « système ». Il était très fier de lui.

Mais, que faire de cet argent ? Il savait parfaitement ce qu’aurait dit Maud : « Placez-le. » Et elle aurait eu raison.

Edward l’aurait-il reçu en héritage qu’il l’aurait pieusement converti en bons du Trésor. Mais devoir une pareille somme à un simple trait de plume, c’est se trouver dans la situation d’un enfant auquel on donne vingt francs avec l’autorisation d’en disposer à son choix.

Chaque jour, en se rendant à son bureau, il passait devant une vitrine où était exposé un cabriolet à deux places, au long museau. On en demandait quatre cent soixante-cinq livres.

« Si j’étais riche, s’était répété Edward, tu serais à moi. »

Et maintenant, il était, sinon riche, du moins possesseur de la somme lui permettant de réaliser son rêve. Cette voiture, ce bijou étincelant, serait sien, s’il le voulait.

Il avait pensé parler de son gain à Maud. La jeune fille, mise au courant, il aurait été assuré contre les tentations. À cause de la désapprobation violente de sa fiancée, jamais il n’aurait eu le courage de persister dans sa folie. Mais, chose curieuse, ce fut Maud elle-même qui emporta sa décision. Il l’avait emmenée au cinéma, aux meilleures places. Elle lui avait fait remarquer, avec gentillesse mais fermeté, la légèreté criminelle de sa conduite… Gaspiller ainsi l’argent… alors qu’on voyait aussi bien assis dans des fauteuils moins chers…

Il avait enregistré ses reproches dans un silence boudeur. Maud sentit avec satisfaction qu’elle l’avait impressionné. Elle ne pouvait lui permettre ses extravagances. Elle l’aimait et c’était un faible. À elle de lui montrer le droit chemin. Elle observa du coin de l’œil, avec une joie sereine, son attitude humble.

Écrasé par cette éloquence, Edward avait courbé le dos, mais c’est à cette minute précise qu’il décida d’acheter la voiture.

« Que diable ! Je ferai à ma guise, au moins une fois dans ma vie. Maud peut aller se faire pendre ! »

Le lendemain matin, il avait passé la porte du palais de verre et, avec une décision qui l’avait surpris lui-même, il avait acquis la voiture.

Il y avait quatre jours de cela. Il les avait vécus, calme en apparence, mais nageant dans l’extase. Et il n’en avait pas encore soufflé mot à Maud. À l’heure du déjeuner, on lui avait enseigné à manier l’objet de ses amours. Il s’était montré excellent élève.

Le lendemain, veille de Noël, il l’emmènerait à la campagne. Il avait menti à Maud et recommencerait, au besoin. Cette voiture était, pour lui, le roman, l’aventure, tout ce qu’il désirait passionnément, mais sans espoir…

Mais enfin demain était là ! Demain il prendrait la route vers l’air frais, vers l’espace, laissant derrière lui le tumulte de Londres.

Il abaissa les yeux sur le livre qu’il avait entre les doigts. Quand l’amour est roi. Il rit et le glissa dans sa poche. La voiture, les lèvres rouges de la Marchesa Bianca, les étonnantes prouesses de Bill, tout se mêlait. Demain…

Le temps, qui déçoit presque toujours ceux qui comptent sur sa clémence, montra d’aimables dispositions. Il lui accorda la journée de ses rêves : un froid sec, un ciel bleu pâle, un soleil couleur de primevère.

Edward, d’humeur aventureuse, se mit au volant. Il connut quelques ennuis à Hyde Park Corner ; un contretemps désagréable à Putney Bridge et des mouvements d’impatience grossière de la part d’autres chauffeurs. Cependant, pour un novice, il se débrouilla fort bien et arriva sur une de ces vastes artères qui sont la joie des automobilistes. La circulation était faible. Il conduisait, ravi de sa maîtrise. Léger comme un dieu, il fendait l’air.

Ce fut une journée de délices. Il s’arrêta pour déjeuner dans une vieille auberge à l’ancienne mode, puis, un peu plus tard, pour le thé. Et c’est de très mauvaise grâce qu’il fit demi-tour pour retrouver Londres, Maud et ses inévitables récriminations…

Il chassa cette idée. Il ferait jour demain. Profiter de l’heure présente, n’était-ce pas la sagesse ? Foncer dans l’obscurité derrière le pinceau lumineux des phares ?

Il n’avait pas le temps de s’arrêter pour dîner. Londres était loin encore. À huit heures, il traversa Hindhead et atteignit le bord de Delvil’s Punch Bowl. La lune brillait et la neige, tombée deux jours auparavant, était encore intacte.

Il arrêta sa voiture et regarda autour de lui. Après tout, pourquoi rentrer à Londres avant minuit ? Et s’il ne rentrait pas ?

Il mit pied à terre et gagna la crête. Un sentier s’offrait, tentateur. Durant la demi-heure qui suivit, Edward, en délire, erra dans un monde ouaté de neige.

Il rejoignit sa voiture et se remit en route, un peu grisé encore. Puis, avec un profond soupir, il revint à lui et plongea la main dans la boîte à gants, à la recherche du cache-nez qu’il y avait mis le matin.

Mais elle était vide, pas tout à fait, cependant. Elle contenait quelque chose de dur, comme une poignée de cailloux.

Il enfonça la main plus avant. L’instant d’après, il regardait, frappé de stupeur, l’objet qu’il tenait entre les doigts : un collier de diamants qui jetaient mille feux au clair de lune.

L’œil écarquillé, il contemplait sa trouvaille. Aucun doute possible, il venait de sortir de la boîte à gants de sa voiture un bijou somptueux, d’une énorme valeur.

Qui l’avait mis à cet endroit ? Il ne s’y trouvait pas à son départ de Londres, il en était certain. On avait dû profiter de ce qu’il se promenait dans la neige. Mais pourquoi avoir choisi sa voiture ? Le propriétaire du collier aurait-il commis une erreur ? Où… s’agirait-il… d’un bijou volé ?

Brusquement, un frisson glacé le parcourut. Il n’était pas dans sa voiture.

Celle-ci était exactement semblable à la sienne. Elle était du même rouge écarlate, elle possédait le même capot allongé et rutilant, mais Edward comprit, à mille petits détails, que ce n’était pas la sienne. Elle portait, ici et là, discrète mais indiscutable, la trace des ans. Alors ?…

Sans chercher davantage, Edward se mit en devoir de rebrousser chemin. Il n’était pas encore très versé dans l’art d’effectuer un demi-tour et confondait, avec une pénible facilité, la pédale de frein avec celle de l’accélérateur. L’opération réussit cependant et la voiture bondit sur la route de la colline.

Il s’en souvenait maintenant. Il avait, vaguement, vu une autre voiture arrêtée non loin de la sienne. Sans s’en apercevoir, il avait regagné la route. Il était revenu de sa promenade par un autre sentier que celui de l’aller. Il s’était retrouvé derrière l’autre voiture, l’étrangère…

Dix minutes plus tard, il se retrouvait à l’endroit de sa première halte. Rien en vue. L’autre avait-il été, lui aussi, trompé par la ressemblance ?

Il sortit le collier de diamants de sa poche et, pensif, il le fit glisser entre ses doigts et l’égrena.

Que faire ? Courir au poste de police ? Exposer son cas, restituer le bijou et donner le numéro de sa propre voiture ?

Le numéro de sa voiture ? Il l’avait totalement oublié.

On le prendrait pour un bel imbécile. Mais ce n’était rien encore. Il jeta au collier un regard inquiet. N’allait-on pas le soupçonner d’avoir volé le tout : voiture et diamants ? Quel homme doué de raison, pouvait laisser un bijou de cette valeur au fond de la boîte à gants d’une voiture ?

Il fit le tour de l’auto, déchiffra la plaque minéralogique : XR 10061. Cela ne lui apprenait rien. Alors, fiévreusement, il fouilla toutes les poches de la voiture. Dans celle qui avait contenu le collier, un bout de papier portait quelques lignes, au crayon. Il les déchiffra à la lumière des phares.

 

Rendez-vous à Greane, au coin de Salter’s Lane. Dix heures.

 

Ce nom, il l’avait lu sur un poteau indicateur. Sa décision fut vite prise. Il se rendrait à Greane, trouverait Salter’s Lane, rencontrerait l’auteur du billet, lui exposerait la situation.

Il se mit en route, joyeux. Il l’avait, son aventure. Ce genre de choses n’arrivait pas tous les jours.

Il éprouva quelque difficulté à repérer Greane et encore plus à situer Salter’s Lane.

Cependant, l’heure du rendez-vous n’était dépassée que de quelques minutes lorsqu’il s’engagea avec précaution le long d’une route étroite qui devait le mener au but.

Il freinait quand une silhouette sortit de l’obscurité et s’approcha.

— Enfin ! Vous en avez mis du temps, Gerald !

La jeune fille qui venait de parler s’encadra dans la lumière des phares et Edward en eut le souffle coupé. Jamais il n’avait rencontré plus radieuse créature.

Elle avait des cheveux de jais et de merveilleuses lèvres rouges. Le lourd manteau de fourrure qu’elle portait s’écarta, laissant voir une robe du soir couleur de flamme, qui épousait les lignes d’un corps parfait. Un rang de perles splendides entourait son cou.

Soudain, la jeune fille sursauta :

— Mais ! Ce n’est pas Gerald !

— Non. Écoutez-moi.

Et sortant le collier de sa poche : « Je suis Edward… »

Il ne put poursuivre. La jeune fille battit des mains et lui coupa la parole.

— Edward, mais bien sûr ! Oh ! je suis ravie. Mais cet idiot de Jimmy m’a dit au téléphone qu’il envoyait Gerald avec la voiture. C’est chic d’être venu. Je mourais d’envie de vous revoir. Il y a si longtemps… Je n’avais que six ans la dernière fois que je vous ai vu. Vous avez le collier, c’est parfait. Remettez-le dans votre poche. Inutile d’attirer l’attention du garde champêtre. Brr ! Quel froid ! Cette attente, les pieds dans la neige. Je monte !

D’un geste machinal, Edward ouvrit la portière et la jeune fille s’installa à côté de lui. Ses fourrures lui frôlèrent la joue et un parfum de violettes emplit ses narines.

Il n’avait aucun projet, aucune intention définie. Il s’abandonnait à l’aventure, au destin. Elle l’avait appelé Edward… Il s’agissait d’un autre, évidemment, mais peu importait. Elle reconnaîtrait bien assez tôt sa méprise. Pour l’instant, il n’avait qu’à laisser faire. Il mit le contact et la voiture démarra.

La jeune fille éclata d’un rire adorable, comme elle.

— Vous n’êtes pas un as du volant, cela se voit. On roule peu, là-bas ?

— En effet, répondit Edward à tout hasard.

— Laissez-moi conduire. Il n’est pas facile de s’y retrouver dans toutes ces allées avant d’atteindre la grand-route.

Il lui céda le volant avec empressement et la voiture fonça dans la nuit à une allure terrifiante.

— J’adore la vitesse. Et vous ? Vous ne ressemblez pas du tout à Gerald. Jamais on ne vous prendrait pour les deux frères. Vous êtes tout autre que je l’imaginais, aussi.

— Oui, dit Edward. Je suis très médiocre, très moyen…

— Oh ! non… ce n’est pas cela… Vous êtes indéfinissable. Comment va ce pauvre Jimmy ? Il doit être furieux ?

— Oh ! Jimmy est très bien.

— C’est facile à dire… mais ce n’est pas de chance de se fouler la cheville. Vous a-t-il raconté toute l’histoire ?

— Pas un mot. Je suis dans le noir. Si vous pouviez me renseigner…

— Tout s’est passé comme dans un rêve. Jimmy est entré par la porte principale, déguisé en fille. Je lui ai accordé deux minutes et je suis passée par la fenêtre. La femme de chambre d’Agnès Larella disposait les vêtements et les bijoux de sa maîtresse. Quelqu’un a hurlé, en bas, le pétard est parti et tout le monde a crié au feu. La femme de chambre s’est précipitée pour voir ce qui se passait. Je n’attendais que cela. J’ai saisi le collier, je suis ressortie à toute vitesse et je l’ai glissé avec un petit billet dans la voiture, en passant. Ensuite, j’ai rejoint Louise à l’hôtel après avoir retiré mes snow-boots. Un alibi parfait. Elle ne se doute pas du tout que je suis sortie.

— Et Jimmy ?

— Oh ! vous en savez plus long que moi.

— Il ne m’a rien dit, répondit Edward.

— Dans le désarroi général, il s’est pris le pied dans sa robe et s’est tordu la cheville. On a dû le porter dans la voiture. Le chauffeur des Larella l’a reconduit à la maison. Quel coup de théâtre si le chauffeur avait glissé sa main dans la boîte à gants !

Edward riait comme elle, mais son esprit travaillait fiévreusement. Il commençait à comprendre la situation. Larella était un nom assez familier, synonyme de puissance et d’argent. La jeune fille et un inconnu qu’elle appelait Jimmy avaient décidé de voler le collier. Ils avaient réussi. Grâce à sa cheville foulée et à la présence du chauffeur. Jimmy n’avait pas pu regarder dans la poche de la portière avant de téléphoner à sa complice. Mais il était à peu près certain que l’autre inconnu, « Gerald », le ferait à la première occasion. Dans ce cas, il trouverait le foulard d’Edward !

— Ça roule, hein ! dit la jeune fille.

Un tramway passa. Ils étaient maintenant dans la banlieue de Londres, se faufilant entre les autres voitures. Edward avait le cœur sur les lèvres. Elle savait conduire, cette petite, mais elle prenait trop de risques !

Un quart d’heure plus tard, ils s’arrêtaient devant une maison d’aspect imposant.

— Nous allons pouvoir nous changer un peu avant d’aller au Ritson’s, dit la jeune fille.

— Au Ritson’s ? répéta Edward avec une nuance de respect à la seule évocation du fameux cabaret.

— Oui. Gerald ne vous l’a pas dit ?

— Il n’en a rien fait, répondit le jeune homme, maussade. Je ne suis pas habillé.

Elle fronça les sourcils.

— Alors, vous ne savez rien ? On va voir à vous équiper. Il nous faut aller jusqu’au bout.

Un maître d’hôtel majestueux leur ouvrit la porte et s’écarta pour les laisser entrer.

— Mr. Gerald Champneys a téléphoné. Il désirait vivement parler à votre Seigneurie. Mais il n’a pas voulu laisser de message.

« Je le comprends, se dit Edward. Ainsi, je m’appelle Edward Champneys. Mais qui est-elle ? Votre Seigneurie ! Pourquoi a-t-elle volé ce collier ? Dettes de jeu ? »

Dans les feuilletons dont il faisait sa pâture quotidienne, la belle héroïne titrée était toujours acculée à la catastrophe par des dettes de bridge.

Guidé par le majestueux maître d’hôtel, Edward fut remis aux mains d’un valet de chambre aux gestes mesurés. Un quart d’heure plus tard, il rejoignit son hôtesse dans le hall, impeccable dans un habit sorti tout droit de Saville Row.

Quelle soirée inoubliable !

Ils remontèrent en voiture pour gagner le Ritson’s. Comme tout le monde, Edward avait lu des échos scandaleux concernant ce cabaret. Qui ne connaissait le Ritson’s ? Il n’avait qu’une crainte : rencontrer un ami du véritable Edward Champneys. Mais ce dernier avait évidemment vécu longtemps à l’étranger et cette pensée le rassura.

Assis à une petite table adossée au mur, ils burent des cocktails. Des cocktails ! Pour Edward, c’était la quintessence même du luxe, du faste. La jeune fille, drapée dans une étole merveilleusement brodée, buvait avec nonchalance. Brusquement, elle se leva.

— Dansons ! dit-elle.

C’était le seul exercice qu’il pratiquât à la perfection. On s’arrêtait pour les regarder.

— Oh, j’ai failli oublier ! Le collier, s’il vous plaît ?

Elle tendit la main. Ahuri, Edward sortit le bijou de sa poche et le lui tendit. Elle l’agrafa à son cou et adressa à son compagnon un sourire enchanteur.

— Venez, à présent, dit-elle doucement.

Ils dansèrent. Et, de mémoire de Ritson’s, jamais on ne vit spectacle plus parfait.

Ils regagnaient leur table lorsqu’un vieux monsieur à l’air conquérant s’approcha de la jeune fille.

— Ah ! Lady Noreen, toujours à danser ! Oui, oui ! Le capitaine Folliot est-il ici ?

— Jimmy a fait une chute… il s’est foulé la cheville.

— Non ! Comment cela est-il arrivé ?

— Je n’ai encore aucun détail.

Elle rit et poursuivit son chemin.

Edward la suivit, l’esprit en déroute. Il savait, à présent. Lady Noreen. Folliot. La fameuse Lady Noreen dont toute l’Angleterre parlait. Célèbre par sa beauté, son audace… tête de file de la jeunesse dorée. On avait annoncé, récemment, ses fiançailles avec le capitaine de cavalerie de la garde, James Folliot, V.C.

Mais le collier ? Il ne comprenait pas. Tant pis, il en courrait le risque ! Il attendit qu’elle soit assise.

— Mais pourquoi avoir fait cela, Noreen ? dites-le-moi !

Elle sourit, rêveuse, le regard lointain.

— Évidemment, vous ne pouvez pas comprendre. C’est fatigant de toujours faire la même chose. La chasse au trésor, ça va pour un temps, mais c’est fou comme on s’en lasse. J’ai pensé aux cambriolages. Cinquante livres de droits d’entrée et un tirage au sort. Jimmy et moi, nous avons sorti Agnès Larella. Vous connaissez les règles ? Trois jours pour effectuer le cambriolage et porter l’objet au moins une heure en public, sinon, on perd son enjeu et cent livres. Cette cheville foulée, c’est de la déveine. Mais nous gagnerons quand même.

— Je comprends, dit Edward lentement.

Noreen se leva d’un geste vif et s’entoura de son écharpe.

— Conduisez-moi quelque part. Sur les quais. Dans un coin terrifiant, délicieux. Une seconde…

Elle détacha le collier. « Reprenez-le. Ça vaut mieux. Je ne tiens pas à me faire égorger à cause de lui. »

Ils sortirent du cabaret, côte à côte. La voiture se trouvait dans une petite rue voisine, mal éclairée. Comme ils tournaient le coin, une auto freina brusquement et un jeune homme bondit vers eux.

— Noreen ! Enfin, je vous retrouve ! s’écria-t-il. Cet abruti de Jimmy s’est trompé de voiture. Dieu sait où sont les diamants à l’heure actuelle ! Nous sommes dans un beau pétrin !

Lady Noreen le regarda, stupéfaite.

— Comment ? Mais nous les avons… enfin, Edward les a.

— Edward ?

— Oui, répondit-elle avec un petit geste vers son compagnon.

« Je suis dans le pétrin, se dit Edward. Ainsi voilà le frère, Gerald ? »

Le nouveau venu fronçait les sourcils.

— Que dites-vous ? fit-il lentement. Edward est en Écosse !

— Oh ! s’écria la jeune fille en regardant son cavalier d’un air égaré. Oh !

Elle pâlit, puis rougit.

— Ainsi, dit-elle d’une voix sourde, vous êtes un vrai cambrioleur ?

Il fallut très peu de temps à Edward pour saisir la situation. Il pouvait lire une certaine crainte dans les yeux de la jeune fille et… oui… de l’admiration. Il jouerait le jeu jusqu’au bout !

— Il me reste à vous remercier, Lady Noreen, dit-il en s’inclinant avec grâce. Je n’oublierai pas cette charmante soirée…

Du coin de l’œil, il avait repéré l’auto d’où était descendu Gerald. Sa voiture !

— Bonsoir !

Un saut léger, déjà il était derrière le volant, le pied sur l’accélérateur. La voiture bondit en avant. Gerald, stupéfait, ne bougea pas. Mais la jeune fille fut plus vive. Elle s’élança sur le marchepied.

Un virage brutal, un coup de frein violent. Noreen, le souffle court, posa sa main sur le bras d’Edward.

— Donnez-le-moi… Je dois le rendre à Agnès Larella. Oh ! soyez chic… nous avons passé une soirée épatante, tous les deux… nous avons dansé… nous avons été… camarades. Ne voulez-vous pas me le rendre ? À moi ?

« Une femme à la beauté ensorcelante. »

Mais oui, cela existait !

Edward était trop heureux de se défaire du collier et le ciel lui donnait l’occasion d’un geste noble.

Il le sortit de sa poche et le laissa tomber dans le creux de la main tendue.

— En souvenir de notre camaraderie, dit-il.

— Ah !

Les beaux yeux s’illuminèrent ; elle approcha son visage du sien et il le retint, ses lèvres contre les siennes.

Puis la jeune fille sauta à terre et la voiture démarra, d’un bond.

Le Roman !

L’Aventure !

À midi, le lendemain, Edward Robinson pénétrait dans le petit salon d’une maison de Clapham.

— Joyeux Noël, dit-il.

Maud, qui disposait une branche de houx, le salua avec froideur.

— Vous vous êtes bien amusé à la campagne, avec votre ami ? demanda-t-elle.

— Écoutez-moi, Maud ! Je vous ai menti. J’ai gagné cinq cents livres à un concours et j’ai acheté une voiture. Ça, c’est le premier point. L’achat est fait, il n’y a plus rien à dire. Quant au second, le voilà : je n’ai pas l’intention de faire le pied de grue pendant des années. Nous nous marierons le mois prochain. Vu ?

— Oh ! dit Maud d’une voix mourante.

Rêvait-elle ? Était-ce Edward qui parlait sur ce ton de maître ?

— Oui ou non ?

Elle leva sur lui un regard où se mêlaient la crainte et l’admiration. C’était grisant. Disparue cette attitude maternelle qui l’exaspérait !

Lady Noreen l’avait regardé de la même façon, la nuit précédente. Mais Noreen avait rejoint le domaine du roman, aux côtés de la Marchesa Bianca. Cela, c’était la réalité ! C’était « sa femme ».

— Oui ou non ? répéta-t-il en avançant d’un pas.

— Ou… oui… balbutia Maud. Mais, Edward, qu’est-il arrivé ? Vous avez tellement changé.

— Pendant vingt-quatre heures, j’ai été un homme et non un mollusque… et par Dieu, ça paye !

Il la saisit comme l’eût fait Bill, le surhomme.

— Maud ! M’aimes-tu ? Parle ! M’aimes-tu ?

— Oh, Edward ! gémit-elle. Je t’adore…

Le mystère de Listerdale
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